Meet Bernard Black : Quand l’Alceste de Molière devient libraire
- aureliepalud
- 19 juin 2016
- 7 min de lecture

Quel meilleur nom pour un misanthrope que celui de Bernard Black ? Car « black », notre Bernard l’est non seulement parce qu’il broie du noir, mais aussi parce qu’il est bien souvent « noir », c’est-à-dire ivre. Aussi serait-on tenté de l’associer à un célèbre « atrabilaire » : l’Alceste de Molière. Pour comprendre le terme, il faut revenir au latin « atra » (« noir ») et convoquer la théorie des humeurs suivant laquelle l’excès de bile noire expliquerait les conduites déréglées, les états prostrés et angoissés, ainsi que la mélancolie :
Mes yeux sont trop blessés, et la cour et la ville
Ne m’offrent rien qu’objets à m’échauffer la bile ;
J’entre en une humeur noire, en un chagrin profond,
Quand je vois vivre entre eux les hommes comme ils font (I, 1)
Les deux personnages partagent cette humeur noire et cette haine de l’humanité qui ne leur permet pas de décolérer. Toujours agacés, irrités, ils crient plus qu’ils ne parlent et disent leurs quatre vérités à ceux qui ne venaient nullement pour les entendre. Pour le public, l’atrabilaire constitue un modèle de drôlerie et d’agacement bien qu’il y ait en lui une peine immense que soulignait Rousseau, estimant que nul n’était moins drôle que le triste sire de Molière. On oublie en effet que la première version du pilote de Black Books tournait autour des envies de suicide de Bernard qui les transmettait ensuite à Manny. Mais la série, dans la version que nous connaissons, nous invite à rire de ce clown triste, et à nous amuser de ses « coups de gueule » et de ses jérémiades.
Tous deux aigris, Alceste et Bernard rechignent à adhérer aux codes sociaux. Alceste refuse de s’adonner aux mondanités et aux « potins » qui sont dans l’air du temps quand Bernard néglige les règles élémentaires de l’hygiène : cheveux sales, cigarette au bord des lèvres, tenue sans élégance et sans surprise, tout est fait pour faire fuir le chaland. On est à peine étonné de découvrir qu’une faune peuple les lieux, de l’escargot collé aux verres à la chauve-souris en passant par le blaireau mort près du bureau. Transgressant les règles de politesse et bafouant les lois du marketing, il n’hésite pas à chasser les clients de sa librairie. A ce titre, le gag sur la pancarte indiquant « closed » des deux côtés est symptomatique d’une fermeture à l’autre, client ou ami.
Reclus dans un espace limité, les deux hommes le sont également dans un temps obsolète : dans Le Misanthrope, la chanson du temps jadis, hymne à une ère révolue, atteste des goûts démodés de celui que rien ne vient ébranler :
Le méchant goût du siècle en cela me fait peur ;
Nos pères, tout grossiers, l’avaient beaucoup meilleur,
Et je prise bien moins tout ce que l’on admire,
Qu’une vieille chanson que je m’en vais vous dire.
Dans la série, le simple fait d’être bouquiniste relève déjà d’une inscription dans l’à-côté, la marginalité : « Diriger une librairie de seconde-main c'est déjà vouloir l'échec commercial. C'est toute une philosophie. Dans toutes les bouquineries que j'ai fréquentées, j'ai été frappé par la solitude et l'enfermement de celui qui dirigeait ce vaisseau perdu. ». Ce refus d’avancer est également souligné lorsque la librairie de Bernard subit la concurrence de la « Librairie Goliath », une librairie où l’on peut feuilleter les livres en profitant d’une tasse de thé et d’un muffin dans un fauteuil confortable (S3E01).
***
Comme pour mieux souligner l’inadaptation du personnage, l’atrabilaire trouve toujours bon de s’accommoder d’un partenaire qui ne lui ressemble en rien. Adepte des concessions, affable jusqu’à la flagornerie, le Philinte de Molière trouve en Manny un double haut en couleur. Tous deux assurent un rôle de médiateur : Manny accueille les clients comme Philinte reçoit les invités, tous deux atténuent la virulence des propos, modèrent, tempèrent, quitte à se renier et à s’abaisser au mensonge. Car la vie en société exige cela.
Mais l’intransigeance apparente du misanthrope n’interdit pas les petites faiblesses qui pointent et les paradoxes qui sautent aux yeux. Qui eût cru que cet ennemi de la flatterie et de la mesquinerie put aimer Célimène, princesse de la perfidie, maîtresse en hypocrisie ? C’est que le mélancolique est réputé être travaillé sans trêve par le désir, « affamé de chair, ardent en amour jusqu’à la passion, voire à l’obsession érotique, mais, en ce domaine comme en tous, jaloux, angoissé, insatisfait, instable, passant sans trêve de l’exaltation à la prostration, de la prière à la plainte et de la plainte à la fureur », pour reprendre l’analyse de Patrick Dandrey. Le désert qu’Alceste propose à Célimène pour cadre de leur amour trouve un équivalent dans l’obsession maladive de Bernard qui s’entiche d’une femme qu’il poursuit jusqu’au harcèlement (S2E01 ).
***
En réalité, l’Alceste de Molière était un grand idéaliste : s’il est toujours déçu par autrui, c’est qu’il a une haute opinion de lui-même et de l’Homme. D’où sa déception quand il voit son ami manifester de l’amitié envers un inconnu :
Allez, vous devriez mourir de pure honte ;
Une telle action ne saurait s’excuser, Et tout homme d’honneur s’en doit scandaliser. Je vous vois accabler un homme de caresses, Et témoigner pour lui les dernières tendresses ; De protestations, d’offres, et de serments, Vous chargez la fureur de vos embrassements : Et quand je vous demande après quel est cet homme, À peine pouvez-vous dire comme il se nomme ;
[…]
Je veux qu’on soit sincère, et qu’en homme d’honneur
On ne lâche aucun mot qui ne parte du cœur.
Or, la noblesse d’âme exige de donner du sens aux mots et du poids à ses actes. Dans Le Phédon de Platon, Socrate affirme que « la misanthropie apparaît quand on met sans artifice toute sa confiance en quelqu'un parce qu'on considère l'Homme comme un être vrai, solide et fiable. Puis, on découvre un peu plus tard qu'il est mauvais et peu fiable... et quand cela arrive, l'intéressé finit souvent … par haïr tout le monde. ». En va-t-il de même pour Bernard, le désenchanté ?
Rien n’indique ce basculement, cette déception qui aurait ébranlé une haute estime de l’homme. A-t-il même des principes ? Croit-il aux vertus de la littérature ? A-t-il un sens esthétique ? Qu’est-ce qui peut, à ses yeux, élever l’homme ? Pas le travail, pas le lien social, pas les relations amoureuses. Le vin, peut-être …
On aimerait voir en Bernard des aveux de faiblesse, des signes d’humanité dans le besoin de reconnaissance qu’il exprime dans l’épisode 4 de la saison 1. Négligé par ses amis qui détournent le regard après une soirée, il se sent vexé, voire peiné, et tente de comprendre ce qui a pu leur déplaire. Mais une fois élucidé le mystère, Bernard redeviendra l’être aigri que l’on connaît.
***
Aussi faut-il reconnaître que dans Black Books, les échos du théâtre humaniste de Molière tendent à se doubler d’une référence au théâtre de la cruauté. On ne peut s’empêcher de penser à la pièce Fin de partie (1957) du dramaturge irlandais Samuel Beckett dans la relation de soumission et de dépendance mutuelle qui se tisse entre Bernard et Manny : celui-ci a besoin d’un métier, celui-là a besoin d’un souffre-douleur. Dans l’épisode 2 de la saison 1, le dialogue entre l’employeur et l’employé n’est pas sans rappeler la misère et la cruauté qui rongeaient le duo Clov/Hamm. Ayant appris que Manny souffrait d’une douleur à l’oreille lorsque son portable sonne, Bernard prend un malin plaisir à composer son numéro. De la même façon, Hamm se réjouissait à l’idée d’avoir fait souffrir Clov :
HAMM.- Je t’ai trop fait souffrir. (un temps.) N’est-ce pas ?
CLOV – Ce n’est pas ça.
HAMM (outré).- Je ne t’ai pas trop fait souffrir ?
CLOV. – Si.
HAMM (soulagé). – Ah ! Quand même !
D’une certaine façon, Black Books met aussi en scène deux pantins grotesques, deux êtres inaptes, diminués. Manny est en effet décalé et un peu attardé, ayant par moment des obsessions qui le rendent ridicule. Dans S1E04, il confond réalité et fiction en se prenant pour Rick Hunter. Quant à Bernard, il est bien l’égal de Clov, aveuglé par sa colère, paralysé par ses certitudes et son mépris. Ce lien de dépendance dans le créateur et la créature est d’ailleurs explicité dans l’épisode S1E03 qui relève d’une parodie de Frankenstein.
Les dialogues de Fin de Partie de Beckett faisaient toutefois entendre l’envie de Clov de s’émanciper de ce maître odieux et de cet univers sclérosant :
HAMM – Tu me quittes quand même.
CLOV – J’essaie.
HAMM. – Autrefois, tu m’aimais.
CLOV – Autrefois.
Le dialogue correspond parfaitement à l’épisode 6 de la saison 1 (intitulé : He’s leaving home), dans lequel Manny tente – en vain – de fuir sa situation.
***
Mais comme chez Molière et chez Beckett, le misanthrope n’est qu’un miroir tendu à la société. Alceste dévoilait l’hypocrisie, la médiocrité, la superficialité pour ne pas dire la bêtise des mondaines. De la même façon certains personnages se dévoilent au contact de Bernard : Les premières minutes de la série mettent en scène un homme en costard qui veut acheter tous les volumes de Dickens… à condition que la reliure soit bien en cuir pour aller avec son canapé ! Ici, la bêtise n’est pas sans rappeler celle des mondains qui se targuaient de faire des vers et visaient moins à exprimer une sensibilité qu’à glaner des compliments.
Dans l’épisode 1 de la saison 3, Simon Pegg, directeur de la boutique concurrente apparaît comme un libraire cupide et autoritaire, proposant un café aux clients qui veulent feuilleter les livres. Mais cet art de recevoir dissimule à peine la triste vérité : ce libraire vend des livres comme on vend du café. Enfin, dans l’épisode 5 de la saison 3 ("The Travel writer"), un aventurier bellâtre - bien conscient de son charme- en use et en abuse, dévoilant les revers du charisme.
Figure intempestive, le misanthrope refusant d'adhérer à son époque est aussi l'occasion de porter un regard critique sur nos pratiques et nos idéaux.
Yorumlar